
Ukrainiens (in)corrects
Geschichte auf deutsch, Cuento en español, Historia po polsku, Оповідь українською, Рассказ на русском
Histoire de Marichka Melnyk
Illustré par Kateryna Sova
À la frontière entre deux mondes
Dans mon village situé au nord de Kyiv, les premiers soldats russes sont apparus le 25 février 2022, à l’aube. Vers 5 heures du matin, j’ai été réveillé par un bruit qui s’intensifiait, un bruit de grondement de moteurs et de tremblement de fenêtres. Le canapé sur lequel j’étais allongé s’est mis à trembler et, bientôt, j’ai eu l’impression que toute la maison tremblait. En écartant avec précaution les rideaux, j’ai aperçu par la fenêtre un convoi lent mais continu, qui semblait sans fin, de véhicules blindés de transport de troupes, de chars, d’engins d’artillerie motorisés, de lance-roquettes « Grad », de camions de ravitaillement en carburant, de remorques, de plates-formes amphibies, de véhicules transportant du matériel de brouillage radio. Et une infinité de camions transportant des soldats. Tous les véhicules étaient marqués d’une lettre « V » tracée à la peinture blanche.

Mon esprit et mon corps furent paralysés par cette vision. Mon cerveau n’arrivait plus à assembler une phrase et mes doigts ne parvenaient pas à taper les lettres sur mon téléphone. J’ai envoyé un message à la page Facebook de l’armée de Terre ukrainienne pour signaler ce mouvement de véhicules ennemis à travers notre commune. Je pense que j’ai tapé les 14 malheureux mots qui composaient ce message à un rythme d’environ un mot par minute. Puis j’ai passé une demi-heure à attendre une réponse (ne me demandez pas pourquoi j’ai pensé que quelqu’un allait réellement me répondre).
On ne pouvait que faire des hypothèses sur le chemin par lequel les soldats russes étaient parvenus jusqu’à notre village, mais leur prochaine destination était évidente. La maison de mes parents, depuis laquelle j’ai assisté, le souffle coupé, à cette scène terrifiante, se trouve sur un segment de la route P02 qui mène directement à Kyiv. D’habitude, il faut un peu moins d’une heure pour atteindre la capitale.
Cette procession s’est déployée devant nous pendant deux heures et demie. Ils ne se sont pas attardés et ont laissé derrière eux la première (et, malheureusement, pas la dernière) voiture criblée de balles : une Opel Corsa blanche de 1998 qui avait commis l’imprudence d’arriver en face d’eux. L’homme qui était au volant et la femme qui était sur le siège passager ont été abattus. C’était à 200 mètres de mon domicile. On a entendu des tirs de mitrailleuses pendant 30 secondes, puis un bruit assourdissant de grincement de métal et d’éclats de verre. L’invasion russe s’est ensuite poursuivie.
Les « caravanes » qui ont traversé le village ensuite étaient plus courtes. Les premières ne faisaient que passer, mais au bout d’un moment, certaines ont commencé à s’arrêter, parfois pour attendre ceux qui étaient à la traîne ou pour installer une cuisine de campagne. La plupart du temps, les soldats utilisaient les maisons des civils comme bouclier pour se protéger des tirs de l’armée ukrainienne qui avait formé une zone tampon pour empêcher l’ennemi d’entrer dans la capitale.
Tout cela, nous ne pouvions pas le voir, mais nous l’avons entendu.
Quand je dis « nous », je veux dire ma mère, mon père et moi-même, mais aussi mon frère Andriï et sa femme, ma sœur et son mari Oleh, et mes deux nièces et mon neveu. Ils étaient venus au village dès que la Russie avait commencé à tirer des missiles sur nos aéroports et dépôts militaires le 24 février, car ils pensaient qu’ils seraient plus en sécurité pour traverser la guerre ici plutôt qu’à Kyiv.
« En traversant la guerre », nous sommes rapidement devenus sensibles aux vibrations les plus infimes et pouvions prédire l’approche des colonnes ennemies avant qu’elles n’apparaissent à l’horizon. Le temps où l’armée russe a occupé le village, nous l’avons passé allongés sur le sol de la véranda (c’était la pièce de la maison de mes parents qui était la plus éloignée de la rue) ou dans la cave. Dès le premier jour, nous y avons descendu deux palettes de bois, de vieux matelas, des oreillers, des couvertures, des bougies, des allumettes, une bonbonne d’eau potable de 19 litres (un peu comme celles que l’on trouve dans les bureaux au-dessus des fontaines à eau), et une pelle.
Nous choisissions l’endroit où nous cacher en fonction de la proximité et de l’intensité des tirs.
Chaque minute passée à attendre que le danger passe semblait une éternité, sans début ni fin. Chaque fois que l’obscurité arrivait, notre anxiété intérieure remontait, dessinant devant nos yeux des centaines de scénarios terribles de ce qui nous attendrait si l’Ukraine tombait. Chaque lever de soleil apportait l’espoir que tout ceci n’avait été qu’un cauchemar, et que nous nous réveillerions bientôt débarrassés de la guerre. Mais ces espoirs étaient vains.
Au troisième jour de l’invasion russe, au matin, l’électricité et le téléphone ont été coupés dans notre village, et avec eux a disparu la possibilité d’aider nos militaires en leur communiquant des informations sur les mouvements de l’ennemi. La seule solution qui nous restait était d’« aider » les Russes à trouver leur chemin. Equipés d’un pied de biche, mon frère Andriï et mon beau-frère Oleh sont partis retirer les panneaux de signalisation. Leur première expédition s’est déroulée sans encombre, pas la suivante…

Dans l’après-midi du 28 février 2022, une autre horde qui roulait sur toute la largeur de l’autoroute à deux voies, a quitté cet axe de circulation et a pris position dans notre village. Des soldats armés de fusils ont fait irruption dans presque la moitié des maisons, annonçant sans vergogne aux propriétaires : « My passéliaemsia ! [On s’installe !][1] ». Ils ont « garé » leurs équipements dans le parc local et ont transformé l’école et la salle des fêtes de la ville en poste de commandement et en hôpital militaire. À la tombée de la nuit, il y avait déjà des postes de contrôle dans toutes les rues, qu’il s’agisse des voies principales ou des petites ruelles. On entendait des tirs de mitrailleuses de temps à autre.
Nous étions sous occupation.
Il commençait à faire nuit et Andriï et Oleh rentraient de leur « opération spéciale ». Ils n’étaient plus qu’à à peine 150 mètres de chez eux lorsqu’un véhicule blindé de transport de troupes et une jeep militaire se sont arrêtés dans la rue Bila qu’ils devaient traverser pour rentrer. Une quinzaine de soldats sont descendus des véhicules.
Il n’y avait aucun doute sur l’identité de celui à qui ces soldats avaient juré allégeance. Comme des chiens infestés de puces, ils étaient couverts de rubans orange et noirs[2]. Ils étaient également trahis par la langue qu’ils parlaient, dont le ton, le rythme, le tempo et l’accent n’étaient pas les mêmes que dans « notre » russe.
Mon frère et mon beau-frère ont laissé tomber le pied-de-biche et ont tenté sans succès de se cacher derrière une clôture voisine. Ils ont été attrapés et fouillés, forcés de se déshabiller jusqu’à la taille. Les soldats ont vérifié qu’ils n’avaient pas de tatouages « nazis » ou de marques sur la peau dues à l’utilisation des armes ou au port de gilets pare-balles, et ont cherché des traces de poudre sur leurs mains. Ils les ont tenus en joue pendant qu’ils examinaient leur téléphone : journal d’appels, messages et photos. N’ayant rien trouvé d’incriminant, ils les ont laissé partir.

Avant de les relâcher, l’un des occupants, un Bouriate ethnique, a déclaré avec arrogance et en savourant chacun de ses mots : « My prichli navadit zdiés pariadak. Idite i peredaïte vsiém ! [Nous sommes venus pour ramener l’ordre. Allez le dire à tout le monde !] ».
« Jamais, plus jamais de ma vie je ne prononcerai un seul mot en russe. Et je n’y répondrai pas non plus », a résumé mon frère en rentrant chez lui et en nous racontant son expérience.
Andriï est l’aîné de nous trois. Il a trois ans de plus que ma sœur et neuf ans de plus que moi. Il a été le premier à quitter notre village pour aller étudier à l’universités à Kyiv. Je pense rarement à cette différence d’âge, pourtant elle a eu un impact majeur sur certaines choses. En 1998, lorsque mon frère s’est installé à Kyiv, la ville était bien différente sur le plan linguistique de celle que j’ai connue en 2007, lorsque j’ai fait de même. A son époque, il n’avait aucune chance de ne pas apprendre à parler russe.
Toute la famille s’est réunie sur la véranda, où nous avions récemment commencé à passer les soirées ensemble.
La porte était verrouillée, les fenêtres hermétiquement recouvertes de draps et sur la table vacillait la lumière d’une bougie en projetant des ombres sur les murs. Le reste de la maison était dans une obscurité totale. Tout le monde était habillé (pour être prêt à courir à la cave) et avait son sac de secours à portée de main.
Andriï était assis sur une chaise à côté de moi. Je pouvais sentir tout son corps trembler.
Son frisson s’est transmis à toutes les personnes présentes dans la salle. Nous savions tous que sa rencontre avec les « restaurateurs d’ordre » russes aurait pu se terminer très différemment. Un profond silence régnait. Mon imagination était remplie d’images sanglantes qui me retournaient l’estomac et j’avais l’impression de marcher sur des aiguilles.
« Tous mes collègues parlent ukrainien », ai-je dit pour rompre ce silence oppressant, en buvant une gorgée de thé dans une tasse ornée d’un autocollant Motchy Mantou[3].
« La plupart des gens avec qui je travaille sont russophones, mais quand ils me parlent, ils passent à l’ukrainien. Mais ce changement ne s’est produit que récemment, après la révolution du Maïdan », a fait observer ma sœur depuis le pouf sur lequel elle était assise en berçant sa fille de trois ans.
« Presque personne dans mon bureau ne parle ukrainien, peut-être deux ou trois personnes, a ajouté mon frère. Mais à partir de maintenant, ils peuvent aller en enfer avec leur russe ! »
« Après tout, si même la guerre n’est pas une raison suffisante pour ne plus parler russe, je ne sais pas ce qui pourrait l’être… », ai-je repris. J’étais vraiment heureuse de la décision d’Andriï, mais je savais que je me trompais en pensant que la cause de cette décision était la guerre. La guerre en est à sa neuvième année, et il avait choisi de parler la langue de son pays uniquement lorsqu’il avait été confronté à cette guerre personnellement.
Malgré mes tentatives de conversation, le silence a de nouveau envahi la pièce. Mais au moins, maintenant, même ce silence avait une coloration ukrainienne.

« Votre eau est-elle potable ? », ai-je entendu une voisine demander à ma mère à travers la clôture du jardin le matin suivant. Quelqu’un que nous ne connaissions pas se tenait à côté d’elle. Mon frère et moi nous tenions à l’écart, écoutant leur conversation depuis notre porche.
La voisine s’appelle Lesia. Elle vit à une maison de chez nous et est relativement nouvelle dans notre rue, donc je ne sais pas grand-chose d’elle. Lesia vient de la région de Poltava, a moins de 40 ans, s’est mariée deux fois, a divorcé deux fois et a deux enfants. Ce sont les seuls faits que je connais d’elle. Pour le reste, ce ne sont que rumeurs. Son premier mari ferait partie de la milice des territoires occupés des régions de Donetsk et de Luhansk, ou ORDLO[4] selon l’abréviation ukrainienne. Le second, avec qui elle n’avait pas encore eu le temps de se séparer après le divorce, est lui aussi un sacré bonhomme. Dès que les premiers coups de feu ont retenti, il a emmené son fils biologique, le plus jeune, et a filé chez ses parents, un peu plus loin dans le village, en abandonnant Lesia derrière lui avec le fils aîné.
« Vous plaisantez ? Il faut de l’électricité pour pomper l’eau du puits foré en profondeur, quant à l’eau du puits que nous avons creusé, elle est marron. Je ne me rappelle pas la dernière fois où nous l’avons nettoyé… Tu n’as aucun endroit où aller chercher de l’eau ? », lui a demandé ma mère, inquiète.
« Si, si ! Je suis chez Serhiï en ce moment. », a dit Lesia en faisant un signe de tête à l’homme qui se tenait à côté d’elle. C’était le voisin qui habitait de l’autre côté de notre jardin. « Il nous a hébergés, Vitaliï et moi, car tout ce que nous avons marche à l’électricité. Il fait tellement froid chez nous que l’on n’arrête pas de claquer des dents. Lui, au moins, il a un poêle à bois… »
« Qu’avez-vous fêté toute la nuit, presque jusqu’à l’aube ? a demandé ma mère. Toute la maison était illuminée et c’était très bruyant. »
« Eh bien, les Russes sont venus la nuit dernière. D’abord ils ont vérifié chaque recoin de la maison, puis ils ont décidé de prendre un bain. Nous avons démarré les générateurs dans la cour qui ont ensuite tourné la moitié de la nuit pour chauffer l’eau. Ils se sont lavés de la saleté de la route. Ils ont bu du thé pour se réchauffer parce qu’ils étaient gelés, mais notre eau n’était pas bonne pour le thé… »
« Alors vous demandez de l’eau pour qui exactement ? Les Russes ? », a demandé ma mère, perplexe.
« Ce sont des gars tout à fait corrects ! » Lesia s’entêtait à convaincre ma mère, tandis que Serhiï hochait vigoureusement la tête comme pour ajouter du crédit aux paroles de Lesia. « Ils ne savaient pas où ils allaient. Leurs chefs leur ont donné des rations pour deux jours et leur ont dit qu’ils étaient envoyés en formation… » Notre voisine citait mot pour mot la propagande russe sans même s’en rendre compte.
« Des gars corrects ?! Qu’en est-il des gens qu’ils ont abattus et tués, juste comme ça, sans raison ?! » s’est écrié Andriï qui ne pouvait plus se contenir. Il s’est retourné et est parti en trombe sans attendre la réaction de Lesia. Je suis restée là, perdue dans mes pensées.

La maison de Serhiï se trouve dans la rue où les soldats russes ont croisé mon frère et mon beau-frère. Autant que je m’en souvienne, c’était l’ancienne rue Sovietska, qui avait été renommée en 2015. C’était avant que je ne retourne vivre chez mes parents. Au début, j’avais été heureuse d’apprendre que la décommunisation était parvenue jusque dans mon village et qu’elle avait lieu ici comme dans le reste de l’Ukraine. Mais ma joie s’était estompée lorsque j’avais entendu le nouveau nom de la rue qui s’appelait désormais rue Bila (c’est-à-dire rue « blanche »). Sérieusement ? Si l’objectif avait été de trouver le nom le plus vide de sens, alors, pour l’accomplissement de cette mission, mes camarades villageois auraient obtenu une excellente note. La seule chose que ce changement de nom a montrée, c’est leur incapacité à réfléchir à l’Histoire de l’Ukraine au XXe siècle et à avoir un discours clair concernant le passé soviétique.
Et maintenant, nous voilà confrontés aux conséquences directes de cette incapacité. Les Soviétiques modernes, à savoir les descendants directs de ceux qui, il y a 100 ans, n’ont pas pu accepter la déclaration d’indépendance de la République populaire d’Ukraine et nous ont imposé l’URSS, sont littéralement venus frapper à nos portes, de nouveau armés de mitraillettes, en déclarant que « l’Ukraine n’existait pas ».

« Nachi patsany ouiékhali… [Nos gars sont partis…] », a dit Lesia en russe en soupirant avec tristesse et en tenant deux thermos d’eau froide au-dessus de la barrière en bois qui nous séparait.
Notre village était privé d’électricité depuis maintenant trois semaines. Ma famille avait eu de la chance car notre maison était raccordée au gaz. Mais beaucoup de gens dans le village, ceux qui dépendaient de l’électricité pour se chauffer et cuisiner, ont dû improviser. Par exemple, nos voisins de droite ont dû déplacer leur cuisine dans leur jardin, derrière leur maison. Le propriétaire a fabriqué un fourneau de fortune avec des briques. Ils ont accueilli Lesia et son fils aîné car la maison de Serhiï avait été investie par les Russes.
Pour rationner le bois de chauffage, nos voisins n’allumaient le poêle artisanal qu’une fois par jour, généralement à l’heure du déjeuner. Le reste du temps, ils essayaient de ne pas manger en ne buvant que du thé le matin et le soir. Ma mère a proposé à nos voisins d’utiliser notre cuisinière à gaz, mais ils ont refusé. De temps à autre, ils nous demandaient de chauffer de l’eau pour eux, mais c’était tout.
« Pourquoi Lesia s’est-elle soudainement mise à parler russe ? Et de quels “gars qui sont partis” parle-t-elle ? » Ces pensées défilaient dans ma tête au moment où je me dirigeais vers la clôture, en sautillant précautionneusement entre les perce-neige blancs et les crocus jaunes et violets pour ne pas écraser les plantes du parterre de ma mère. Alors que je me tenais sur un pied sur une souche d’arbre pour atteindre les récipients d’eau, j’ai jeté un coup d’œil de l’autre côté où se tenait ma voisine, l’air malheureux. « Elle est vraiment triste. Ce n’est pas mon imagination », ai-je pensé.
Triste, mais comme on dit au village, « parée pour le combat » : sourcils bien noirs marqués au crayon, yeux dessinés à l’eye-liner et au mascara, fond de teint, blush, rouge à lèvres (à moins que ce ne fût du gloss…), cheveux blonds attachés en queue de cheval haute, manucure, nouveau survêtement, et beaucoup, beaucoup de parfum à la lavande.
L’apparence de Lesia contrastait nettement avec la mienne.

Je ne m’étais pas lavé les cheveux depuis une semaine. Ils étaient si gras qu’on aurait pu y faire frire un œuf (quand dix personnes vivent dans une maison normalement occupée par trois personnes, chaque goutte de shampoing vaut de l’or). Mon visage n’avait pas seulement été privé de maquillage, il n’avait pas non plus vu de crème hydratante depuis 18 jours. Mes ongles étaient coupés court, mais la saleté avait quand même trouvé le moyen de s’y loger.
Je portais un pantalon qui avait appartenu à mon frère et que ma mère avait un jour retouché pour moi – pourtant, il était encore trop long et je devais le retrousser – ainsi qu’un pull sans forme tricoté à la main que j’avais porté des années auparavant quand j’étais étudiante à l’université. Je voulais être au chaud et à l’aise, et ne pas avoir à me soucier de la propreté de mes vêtements lorsque j’allais à l’étable pour aider mes parents avec les chèvres (sans parler de l’odeur !). Lesia, en revanche, avait l’air de se préparer pour un rendez-vous, ou d’en revenir.
« Bonjour ! », lui ai-je adressé un salut en récupérant les thermos des mains de Lesia… et je me suis interrompue.
Ces dernières semaines, cette salutation normale était devenue complètement inappropriée. Elle s’échappait automatiquement de votre bouche et laissait derrière elle un arrière-goût amer, comme celui que vous avez après avoir mangé un pamplemousse. C’était presqu’une moquerie : quel genre de « bon » jour pouvait-il y avoir quand on n’avait pas dormi de la nuit, lorsque, au lieu de compter des éléphants ou des moutons sautant au-dessus d’une barrière, on comptait le nombre de tirs d’artillerie ou d’hélicoptères ennemis tournant au-dessus de nos têtes ? Après avoir laissé échapper cette salutation, les gens enchaînaient habituellement, comme pour se justifier, en disant : « Eh bien, si l’on peut vraiment dire ça… ». Puis ils regardaient par terre, couverts de culpabilité. Une fois, un voisin s’est approché de moi avec son fils d’un an et demi et, au lieu de me saluer comme d’habitude, m’a dit : « Voici un nouveau jour ». Ces mots, à mon avis, reflétaient mieux la nouvelle réalité dans laquelle nous nous trouvions et où l’on ne savait pas si l’on allait vivre jusqu’au lendemain.
« Qui est parti ? », ai-je demandé à Lesia en m’appuyant contre le poteau de la clôture en bois et en essayant de ne pas tomber en équilibre sur une jambe.
« Patsany nachi… [Nos gars…] » Je n’avais toujours aucune idée de qui elle parlait, car il n’y avait pas de soldats ukrainiens dans notre village. Il y avait des rumeurs sur un détachement qui était censé avoir été déployé dans notre village, mais nos soldats n’avaient pas pu prendre leurs positions avant l’arrivée des Russes, et cela s’était avéré impossible. Voyant mes sourcils levés, elle a expliqué : « Nou, patsany katoriyé ou nas tout stayali [Eh bien, les gars qui étaient stationnés ici] ». Elle a désigné l’extrémité opposée des jardins, vers la rue Sovietska Bila.
Sa réponse m’a littéralement renversée. J’ai perdu l’équilibre et suis tombée de la souche, piétinant les plates-bandes de ma mère. « Est-ce que j’entends vraiment ce que j’entends ? », ai-je pensé. Je ne pouvais pas en croire mes oreilles.
Je ne suis pas remontée sur la souche pour continuer la conversation. Au lieu de cela, j’ai fait tranquillement demi-tour, et j’ai apporté les thermos à la maison pour faire bouillir de l’eau pour le thé.
La clôture en bois ne m’offrait plus de sentiment de protection. Elle ne semblait plus être une barrière fiable.

« Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans le comportement de Lesia », ai-je ouvert la discussion au dîner lorsque ma famille s’est réunie dans la véranda ce soir-là. La conversation que j’avais eue ce matin-là avec notre voisine me tracassait encore.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? », a demandé ma mère qui se tenait debout devant la porte ouverte de la cuisine et préparait la boisson des bébés chèvres.
« Par exemple, elle appelle les occupants “nos gars“. Elle leur fait du thé pour que ces pauvres gars n’aient pas trop froid. Elle se maquille pour eux comme un sapin de Noël. Elle parle russe, ce qu’elle n’a jamais fait avant. » Je me suis assise sur le pouf qui était à côté de la table, énumérant tout ce qui me déconcertait.
« Eh bien, c’est une jeune femme libre et célibataire… Peut-être qu’elle est à la recherche d’un mari, du prochain sur la liste. », a suggéré ma belle-sœur en haussant les épaules.
« Peut-être, mais… Et si notre voisine était une collaboratrice ? », ai-je dit, ayant trouvé le courage d’exprimer mes soupçons tout haut.
« Que signifie ce mot ? », a demandé ma mère.
« Cela vient de l’anglais to collaborate c’est-à-dire coopérer. Un collaborateur est quelqu’un – un homme ou UNE FEMME -, ai-je insisté, qui coopère avec l’ennemi de son pays pendant une guerre. Le mot n’est pas utilisé de manière courante ici parce qu’en Union soviétique, on les traitait le plus souvent de “traîtres à la patrie” ou de “complices des fascistes”. »
« Tu n’y vas pas un peu fort ? Qu’est-ce que Lesia a à voir là-dedans ? », a objecté ma mère en essayant de défendre notre voisine.
J’ai campé sur mes positions : « Maman, on peut coopérer de différentes manières. Tu n’as pas forcément besoin de creuser des tranchées avec les Russes ou de leur donner des obus d’artillerie. En URSS, on pouvait se retrouver sur la liste des “traîtres à la patrie” pour avoir eu la “chance” de se retrouver dans le territoire occupé par les nazis… Mais ce n’est peut-être pas un très bon exemple. » Je me suis arrêtée quelques instants. « J’ai un meilleur exemple si vous êtes prêts à m’écouter un peu. »
J’ai regardé autour de moi et, n’entendant aucune objection, j’ai continué.
« Vous vous souvenez que j’ai pris l’avion pour les Pays-Bas l’automne dernier avec mes collègues de travail ? Je suis tombée sur une exposition très intéressante intitulée “Une guerre qui a duré” aux Archives nationales de La Haye. Elle portait sur les défis auxquels le pays a été confronté après la Seconde Guerre mondiale ce qui m’a motivée à creuser davantage cette question… »
Ma mère a mis de côté le seau en plastique contenant le repas des bébés chèvres et s’est assise sur l’autre pouf qui était à côté de moi.
Enfants (in)visibles de parents (in)corrects
« Bienvenue à Amsterdam pour cette occasion spéciale… », a annoncé en souriant un homme élégamment vêtu, portant une médaille d’honneur, depuis le pupitre de la salle de conférence Beurs van Berlage.
Le samedi 2 février 2002, quelque 600 personnes se sont réunies dans les locaux de l’ancienne Bourse des valeurs et des marchandises construite au début du XXe siècle au cœur de la ville : des membres de la famille royale des Pays-Bas, le Premier ministre, des membres du gouvernement et des parlementaires. Leur attention était fixée sur l’orateur qui portait une médaille sur la poitrine et le jeune couple assis sur les deux chaises en face de lui. L’homme assis était vêtu de l’uniforme de cérémonie des capitaines de la Royal Navy, et la femme portait une longue robe en soie ivoire avec une traîne de cinq mètres de long, un diadème coûteux et un voile en dentelle. Elle tenait un bouquet composé de roses blanches, de gardénias et de muguet.
« Malheureusement pour nos invités anglophones et hispanophones, nous allons, bien entendu, conduire cette cérémonie en néerlandais. Mais c’est très simple : le mot pour “oui” en anglais et “sí” en espagnol se prononce “ja” en néerlandais : ainsi, vous n’aurez aucun problème à comprendre la partie la plus importante de cette cérémonie. », a plaisanté en anglais l’homme qui avait accueilli les invités, ce à quoi le public a répondu par des rires.
Job Cohen, le maire d’Amsterdam, se tenait au pupitre. Il avait reçu l’extraordinaire honneur de célébrer le mariage civil du prince héritier des Pays-Bas Willem-Alexander et de sa fiancée Máxima Zorreguieta d’Argentine, qui, après son mariage, est devenue princesse d’Orange-Nassau.
« Ce mariage est une confirmation de votre union avec le pays tout entier », a poursuivi Cohen dans sa langue maternelle, en insistant sur chaque mot comme pour indiquer qu’il y avait un sens caché à ses paroles. « Vous, le marié, êtes habitué à ce que votre vie soit toujours publique. Pour vous, la mariée, c’est relativement nouveau, bien que ces derniers mois, vous ayez eu un avant-goût de ce que tout cela implique (…) Nous espérons que vous aimerez ce morceau de terre parfois compliqué mais en même temps merveilleux, autant que vous aimez le prince héritier de ce pays… »
Quelques secondes plus tard, en donnant un coup de marteau conformément au cérémonial, le maire a confirmé l’échange des vœux, et la salle a éclaté en applaudissements et en félicitations.
De la Bourse historique, qui sert maintenant de palazzo pubblico aux habitants d’Amsterdam, les jeunes mariés se sont dirigés vers l’église Nieuwe Kerk pour la cérémonie religieuse. Cette église du XVe siècle, située sur la place centrale du Dam, est le lieu traditionnel de tous les événements royaux : inaugurations, mariages, etc. Au cours de l’office religieux mené par l’aumônier de la Cour Carel ter Linden, le couple a réaffirmé ses vœux de mariage et a échangé les alliances qui leur avaient été offertes par le frère de Máxima.
Par respect pour les racines de la jeune princesse, on a joué à la fin de la cérémonie « Adiós Nonino », un magnifique tango mélancolique du compositeur argentin Astor Piazzolla. Il a écrit cette pièce en octobre 1959, quelques jours après avoir appris la mort de son père alors qu’il se trouvait loin de chez lui. Depuis plusieurs décennies, cette chanson a revêtu une importante valeur symbolique pour les Argentins de l’étranger, en leur évoquant la nostalgie de leur patrie.
Ce jour-là, des milliers de Néerlandais ont rempli les rues d’Amsterdam en brandissant des drapeaux et des ballons orange, et en portant des couronnes, des chapeaux et des écharpes de couleur orange pour célébrer le mariage de leur prince bien-aimé. Accompagné de la garde d’honneur, le couple a fait un petit tour des rues du centre dans le carrosse royal avant de revenir sur la place du Dam, cette fois au balcon du Palais Royal, où ils se sont finalement embrassés sous les acclamations et les applaudissements de la foule.
En ce jour joyeux, Willem-Alexander et Máxima avaient l’air vraiment heureux. La seule chose qui aurait pu entacher ce jour, le plus heureux de leur vie, était l’absence des parents de la princesse. Son père était un hôte si indésirable pour les Hollandais qu’il lui avait été interdit d’assister au mariage de sa fille. Sa mère était également absente, par solidarité avec son mari. Les jeunes mariés avaient dû accepter leur absence, car sinon, leur mariage n’aurait peut-être pas eu lieu.
Après être tombés amoureux et avoir décidé de se marier, Willem-Alexander et Máxima ont mis le doigt sur un point très sensible pour la société néerlandaise depuis plus d’un demi-siècle, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
A l’automne 1939, lorsque Hitler et Staline déclenche une nouvelle guerre en Europe, les Pays-Bas espéraient rester neutres. Mais le subterfuge qu’ils avaient utilisé pour rester neutres pendant la Première Guerre mondiale ne fonctionne que très brièvement cette fois-ci.
« Mon peuple !
Après que notre pays a pris soin d’observer une stricte neutralité pendant tous ces mois, et alors que la Hollande n’avait pas d’autre plan que de maintenir cette attitude, l’armée allemande a lancé hier soir sans sommation une attaque soudaine contre notre territoire…
Mon gouvernement et moi ferons notre devoir. Faites votre devoir partout et en toutes circonstances, chacun au poste auquel il est nommé, avec la plus grande vigilance, avec ce calme intérieur et cette force de cœur qui permet d’avoir la conscience tranquille. »
Le 10 mai 1940, cette proclamation de la reine Wilhelmina, l’arrière-grand-mère de Willem-Alexander, est imprimée dans tous les journaux locaux. Tôt ce matin-là, les avions allemands larguent les premières bombes sur les villes néerlandaises. C’est le début d’une guerre que le pays avait tant essayé d’éviter. L’armée royale se défend mais ne peut tenir que quelques jours. Le 14 mai, elle capitule devant l’Allemagne nazie et, deux semaines plus tard, le Commissariat du Reich pour les territoires néerlandais occupés est créé. Il gardera le contrôle du pays jusqu’en mai 1945.
Pendant tout ce temps, la Reine, le Premier ministre et d’autres membres du gouvernement sont en exil. Ils étaient parvenus à s’enfuir avant la capitulation et avaient rejeté catégoriquement toute négociation de paix avec l’Allemagne. Les autres discours de Wilhelmina au peuple néerlandais sont prononcés depuis Londres, où la BBC a lancé le programme radio néerlandais clandestin « Radio Oranje ». Tout au long de la guerre, elle s’est exprimée à la radio plus de 30 fois, et il n’y a pas un seul discours dans lequel elle n’a pas remercié les forces armées royales pour leur défense héroïque et la population civile pour sa résistance passive à l’occupation. C’est la raison pour laquelle les Néerlandais la surnomment souvent la « mère de la Résistance » ou la « mère de la patrie ».

Le nombre exact des pertes humaines subies par les Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale reste inconnu. Les chercheurs proposent les estimations suivantes : 102 000 Juifs néerlandais et 215 Roms et Sintis ont été exterminés dans les camps de la mort nazis ; 16 000 soldats et 30 000 civils sont morts dans les opérations militaires ; 50 000 Néerlandais sont morts de problèmes de santé aggravés par la guerre ; 15 000 à 25 000 n’ont pas survécu à la faim qui a ravagé les Pays-Bas pendant l’hiver 1944-1945 ; 8 500 sont morts en effectuant des travaux forcés en Allemagne ; 2 000 à 3 000 ont été exécutés par les nazis pour avoir fait partie de la résistance. Cette liste n’est pas exhaustive. Au total, la guerre a fait environ 250 000 victimes (pour une population totale d’environ 9 millions d’habitants aux Pays-Bas en 1942).
Dans la période d’après-guerre, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale est devenu la pierre angulaire du mythe national qui, comme tout autre mythe, était naturellement censé unir la société néerlandaise et créer un sentiment de cohésion. Il comportait deux éléments clés : premièrement, que tous les citoyens du pays, et pas seulement les Juifs, avaient été victimes du régime nazi ; deuxièmement, que tous les citoyens du pays s’étaient unis comme un seul homme au péril de leur vie pour résister aux occupants.
Cette interprétation de leur propre expérience de la guerre a alimenté la conviction des Néerlandais qu’ils avaient été du « bon côté », qu’ils avaient fait les bons choix dans des circonstances difficiles. Ils étaient incontestablement des héros, ils étaient irréprochables.
A première vue, il n’y a pas de mal à cela.
Cette version de l’histoire ne serait pas controversée si elle n’occultait pas certaines vérités historiques. Premièrement, les Juifs néerlandais ont souffert de manière disproportionnée par rapport au reste de la société néerlandaise. Deuxièmement, certains citoyens ont soutenu les nazis ou coopéré avec eux. Ainsi, tous les Néerlandais ne furent pas des victimes innocentes ou des combattants héroïques pour la liberté.

« Il n’y aura pas de place pour les traîtres dans des Pays-Bas libérés », a affirmé la reine Wilhelmina dans l’une de ses allocutions radiophoniques depuis Londres. Ayant appris que des milliers de Néerlandais étaient soupçonnés de collaboration, elle a entrepris, avec le Premier ministre Pieter Gerbrandy, d’élaborer une législation permettant de punir les traîtres avant même la fin de la guerre. Ils ont anticipé, entre autres pour éviter que les citoyens néerlandais ordinaires ne se fassent justice eux-mêmes, en prenant les armes pour punir les collaborateurs (ils n’ont pourtant pas pu empêcher tous les cas de règlements de compte).
Quatre textes de loi ont été adoptés fin décembre 1943 : un décret sur le droit pénal extraordinaire, un décret sur les tribunaux spéciaux (y compris les appels), un décret sur la justice extraordinaire et un décret sur les grâces. Avec le décret sur les délits politiques, adopté un peu plus tard, en 1945, cette législation constitue la base juridique de la justice d’exception qui a existé aux Pays-Bas dans les premières années d’après-guerre. Elle fut d’abord dirigée par l’Administration militaire néerlandaise temporaire dirigée par le général Kruls, puis par la Direction générale de la justice spéciale du ministère de la Justice des Pays-Bas.
On estime que jusqu’à 150 000 personnes désignées par cette législation de justice spéciale comme des collaborateurs ont été arrêtées et désignées à jamais comme des Néerlandais « incorrects ». Elles ont été placées dans des camps d’internement spéciaux tels que De Vergulde Hand à Vlaardingen ou dans des prisons, des casernes ou des camps qui existaient déjà. Ainsi, d’avril 1945 à décembre 1948, d’anciens membres du mouvement national-socialiste aux Pays-Bas, et des Néerlandais qui s’étaient portés volontaires pour la SS (Schutzstaffel ou escadron de protection) ou pour le SD (Sicherheitsdienst ou service de sécurité) ont été détenus à Westerbork. Pendant l’occupation, il s’agissait du principal camp de transit où les nazis détenaient les Juifs avant de les envoyer en train vers les camps de concentration de Pologne, de Tchécoslovaquie et d’Allemagne.
Il y avait 130 à 180 camps d’internement aux Pays-Bas. Au départ, d’anciens résistants faisaient office de gardiens. De nombreux prisonniers de ces camps ont été confrontés à la maladie, à la malnutrition et aux mauvais traitements. Au moins 89 prisonniers sont morts à Westerbork au cours des quatre premiers mois de leur emprisonnement. Il existe également des preuves que les détenus de De Vergulde Hand étaient menottés et enchaînés ensemble jour et nuit.
S’agissait-il d’incidents isolés ou de preuves d’abus systémiques ? En 1947, la commission parlementaire d’enquête sur la politique du gouvernement pendant les années 1940-1945 est créée et tente de répondre à cette question. Deux ans plus tard, le baron van Tuyll van Serooskerken, qui avait été chargé d’enquêter sur les conditions de détention dans les camps pour les Néerlandais « incorrects », a écrit dans son rapport : « Presque partout, les gardiens n’ont pas ménagé leurs efforts pour torturer et maltraiter des personnes sans défense, utilisant les mêmes méthodes que les nazis pendant l’occupation. »
Mais son rapport arrive un peu trop tard. La plupart des camps d’internement avaient déjà fermé. Et ses conclusions ne cadrent pas avec le discours héroïque qui prévaut dans la société de l’époque. Les résultats de l’enquête n’ont donné lieu à aucune action de la part des autorités.
150 000 personnes avaient été arrêtées. Les enquêteurs, les procureurs et les juges n’auraient jamais pu gérer une telle avalanche d’affaires. C’est pourquoi, seul un tiers des collaborateurs potentiels, ceux qui étaient accusés des délits les plus graves, se sont retrouvés sur le banc des accusés des tribunaux spéciaux d’Amsterdam, d’Arnhem, de Den Bosch, de La Haye et de Leeuwarden. Les autres n’ont pas été inculpés et ont été libérés après avoir été emprisonnés de quelques mois à deux ans dans les camps d’internement.
Les cours de justice d’exception ont prononcé plus de 14 000 verdicts. Nombre d’entre eux concernent des membres néerlandais du Nationaal-Socialistische Beweging (NSB – Mouvement nazi des Pays-Bas), seul parti légal pendant l’occupation qui coopérait ouvertement avec les nazis. En septembre 1943, le NSB comptait jusqu’à 100 000 membres.
Les coupables encouraient des peines diverses, allant de plusieurs années à la prison à vie, voire l’exécution. En 1945, les Pays-Bas ont rétabli la peine de mort afin de punir les coupables des crimes militaires les plus graves et des crimes contre l’humanité. La majorité de la population a salué cette décision. Un ancien procureur du tribunal spécial de Leeuwarden a raconté plus tard dans une interview : « Nous avons été inondés de demandes. On nous offrait des cadeaux (…) dans l’espoir de pouvoir réserver des sièges dans la galerie. Les salles d’audience étaient bondées. Parfois, on pouvait entendre les spectateurs crier “Bravo !” lorsqu’une condamnation à mort était prononcée. »
Le 16 mars 1946 a eu lieu la première exécution officielle d’un collaborateur aux Pays-Bas. Ce jour-là, on a fusillé Max Blokzijl, le journaliste et animateur radio qui était responsable de la propagande nazie dans les territoires occupés. Le 21 mars 1952, la peine capitale a été exécutée pour la dernière fois, à l’encontre d’Andries Jan Pieters, un membre de la SS, et de Artur Albrecht, le chef du SD dans la Frise. Ils avaient tous deux été impliqués dans des dizaines de cas de torture et de crimes contre l’humanité.
De nombreuses condamnations à mort ont ensuite été commuées en peines de prison à vie. Sur les 145 personnes condamnées à mort, seules 42 ont été exécutées. Les autres ont bénéficié d’une grâce royale.
La seule femme à avoir été condamnée à mort est Anna « Ans » van Dijk, une Juive qui avait été recrutée par les nazis. Elle se faisait passer pour une résistante afin de découvrir où se cachaient les Juifs, puis elle les dénonçait à l’administration d’occupation en échange d’une récompense. Ce fut l’une des plus célèbres « chasseuses de Juifs » d’Amsterdam. À elle seule, elle a dénoncé au moins 145 Juifs. À un moment donné, la rumeur a même couru qu’elle avait donné la cachette d’Anne Frank, bien que cela n’ait jamais été officiellement corroboré. Aujourd’hui encore, le nom d’Anna van Dijk est associé à la trahison.
Les procès n’étaient pas les seules formes de châtiment qui attendaient les Néerlandais inculpés pour collaboration avec les nazis. Selon un décret royal, des conseils spéciaux d’épuration ont été mis en place dans diverses sphères de la vie : armée, fonction publique, police, presse, entreprises, professions artistiques, etc.
Citons quelques exemples de sanctions que les conseils d’épuration ont appliquées aux collaborateurs : « privation du droit de vote et de participation aux élections » ; « confiscation des biens à hauteur de 20 000 florins » ; « privation du droit d’occuper un poste de direction dans toute entreprise de tout secteur d’activité pendant 10 ans » ; « privation du droit de revendiquer des biens en copropriété avec son conjoint » ; « privation du droit de travailler dans le journalisme à quelque titre que ce soit » ; « interdiction de participer à des appels d’offres architecturaux ou de faire partie du jury de tels appels d’offres pendant 3 ans » ; « mise à la retraite forcée sans droit à une pension » ; « interdiction de toute pratique professionnelle publique, y compris l’adhésion à des associations professionnelles, pendant 6 ans ». Les sanctions se présentaient en général sous différentes formes et venaient s’ajouter à l’internement, légitimant ainsi l’internement lui-même (post factum). Entre 1946 et 1950, plus de 60 000 Néerlandais ont fait l’objet d’enquêtes spéciales. Un tiers d’entre eux ont été sanctionnés et ont perdu certains droits.
Avec le recul, certains disent aujourd’hui que la politique néerlandaise à l’égard des collaborateurs nazis a été trop dure, voire cruelle. Mais leurs détracteurs présentent le contre-argument suivant : c’était un mal nécessaire, et grâce à cela, personne ne peut reprocher aux Néerlandais de couvrir des personnes coupables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou simplement d’être des partisans du nazisme. Et cela a du sens. Pourtant, des deux côtés, on peut trouver des faiblesses dans l’argumentation, et par exemple, c’est l’existence des enfants des parents « incorrects ».

« Je suis née à Rotterdam. J’étais la deuxième fille d’un couple formé par une mère qui s’occupait de la maison et des enfants et un homme gagnant sa vie en concevant des bateaux. Notre maison faisait face au stade Feyenoord qui se trouvait dans le sud de Rotterdam. C’est la raison pour laquelle elle est sortie intacte des bombardements de mai 1940. Ma sœur est née en février avant la guerre. Mes parents étaient mariés depuis presque deux ans à l’époque…
Au moment de ma naissance, mon père était assis au chevet de ma mère, vêtu de son uniforme du NSB. Je suis littéralement né dans l’ombre d’une croix gammée et, pendant des années, je me suis demandé comment j’avais pu échapper à cette ombre… »

Le nom de la femme qui a écrit ce texte est Gonda Scheffel-Baars. Elle a été l’un des premiers membres de la Stichting Werkgroep Herkenning (Fondation pour la reconnaissance), une organisation créée en 1981 pour aider les enfants de parents « incorrects ». Comme vous venez de le lire dans son propre récit, elle était elle-même fille de collaborateur.
Le père de Gonda a rejoint le mouvement nazi des Pays-Bas en janvier 1942. Difficile de dire ce qui l’a motivé : peut-être a-t-il fait ce choix parce qu’il était partiellement en accord avec la nouvelle idéologie allemande. Gonda raconte qu’il était raciste et antisémite, et qu’il « a continué à maudire les Juifs même dans les années d’après-guerre ». Peut-être était-il tenté par les avantages économiques qu’il pouvait tirer de l’adhésion au seul parti qui n’était pas interdit par les nazis. Lorsque le tournant s’est produit sur le front de l’est et que l’Armée rouge a commencé à repousser les troupes allemandes hors d’URSS, il s’est porté volontaire pour participer à la guerre parce que, de surcroît, il était farouchement anticommuniste.
À l’automne 1944, son père a demandé à sa mère de prendre les enfants et de fuir en Allemagne. Elle était loin d’être la seule : 65 000 réfugiés néerlandais, pour la plupart des familles de membres du NSB, sont partis par trains spéciaux, ce qui ne les a pas sauvés : la plupart sont revenus quelques mois plus tard. Certains, comme la mère de Gonda, ont fini dans le camp d’internement de Hoogezand.
Les habitants se tenaient le long de la route, criant et crachant sur les femmes et les enfants qui se dirigeaient vers le camp de détention.
« Ils ne se sont pas demandé si les femmes étaient coupables ou non, si elles s’opposaient peut-être aux choix politiques de leur mari, comme ma mère l’avait fait, mais en vain. Ils ne nous considéraient pas comme des enfants. S’ils nous avaient vus comme des enfants, ils auraient compris que nous étions innocents car nous étions en dehors de tout choix politique. Mais la souffrance de cinq années d’occupation avait obscurci leurs sens…
C’est à ce moment-là que j’ai été rejetée par mon propre peuple, que j’ai cessé d’appartenir au peuple néerlandais. Nous sommes devenus des parias : c’est depuis ce moment-là que je me suis sentie privée de citoyenneté, même si, bien sûr, je possède toujours un passeport néerlandais. »
Dans la mesure où la mère de Gonda n’était pas membre du Parti, elle a été libérée du camp d’internement après seulement trois mois. Pendant qu’elle était au camp, ses filles ont vécu avec sa sœur à Amsterdam. Elles ont eu de la chance car si les deux parents avaient été accusés de collaboration, l’État aurait placé les filles dans des foyers. Le Bureau pour la protection spéciale de la jeunesse du ministère de la Justice des Pays-Bas a été chargé de la mise en œuvre de cette politique. De 1944 à 1945, 20 000 enfants de personnes incarcérées ont été séparés de leurs parents : 8 000 sont allés dans des foyers pour enfants et 12 000 ont été placés dans des familles d’accueil.
Gonda, sa sœur et sa mère ont été hébergées temporairement par des proches : d’abord par sa grand-mère paternelle, puis par les parents de sa mère, mais à contrecœur. Pour appartenance au NSB et pour avoir fait des commentaires négatifs sur la reine Wilhelmina, son père a été condamné à une peine relativement courte. Puis il a bénéficié d’une amnistie et a été libéré en août 1948. A ce moment-là, la famille a été réunie mais le mariage de ses parents était déjà ruiné, « comme de nombreux mariages quand les partenaires ont été séparés l’un de l’autre pendant des années ».
Ils ont déménagé dans un petit village où personne ne connaissait leur passé, et où son père pouvait trouver un emploi plus facilement. Les filles sont allées à l’école. C’est là que Gonda a appris « ce que signifiaient les lettres NSB, et pourquoi on ne devait pas parler de certaines choses ». Elle écrit : « C’est alors que nous avons étudié en cours d’Histoire les “héros de la résistance et les méchants traitres à la patrie”. J’ai alors compris que mon père appartenait à cette dernière catégorie. Auparavant, on se taisait en présence d’autres personnes parce qu’on avait peur de dire quelque chose d’”interdit”. Mais maintenant, nous connaissions la raison pour laquelle c’était interdit. Maintenant, nous nous taisions consciemment. Nous avions peur d’être rejetés, comme à Hoogezand. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes… »
De mauvaises conditions de vie dues à la confiscation des maisons et des biens ; des problèmes financiers dus à des discriminations de la part des services sociaux, du service du travail et des employeurs ; un harcèlement verbal et physique de la part de la famille, des voisins, des enseignants et des camarades de classe, ce qui entraînait un isolement social ; le silence et le détachement émotionnel au sein des familles : telles sont les réalités dans lesquelles les enfants – et parfois même les petits-enfants – des Néerlandais « incorrects » ont dû grandir.
Beaucoup d’entre eux n’ont jamais eu de relations de confiance avec leurs parents ou grands-parents. Ils ont eu moins d’opportunités de formation et de grandes difficultés à démarrer une carrière professionnelle. L’insécurité, la méfiance à l’égard des autres et l’anxiété quant à leurs origines les ont empêchés de construire leur propre vie.
La Stichting Werkgroep Herkenning a été la première organisation aux Pays-Bas à briser le mur du silence autour de cette question. De 2008 à 2011, elle a enregistré des dizaines de témoignages de descendants de Néerlandais « incorrects », des témoignages désormais disponibles sur le site des Archives nationales. C’est là que vous pourrez trouver l’histoire complète de Gonda Scheffel-Baars.
Il a fallu beaucoup de temps au pays pour en arriver là. La reine Beatrix, la mère de Willem-Alexander, a été la seule à reconnaître publiquement la stigmatisation de cette partie de la société néerlandaise à cause des péchés de leurs parents et grands-parents. En 1994, dans son adresse de Noël, elle a déclaré : « La perception rigoriste de ce qui est “correct” ou “incorrect”, et qui détermine si souvent notre opinion sur la guerre, est basée sur le passé. Certains ont fait de mauvais choix : cinquante ans plus tard, les générations suivantes portent encore les cicatrices de ces choix. »
La reine Beatrix connaissait très bien les conséquences possibles d’un mauvais choix fait dans le passé. Les Néerlandais ont protesté lorsqu’elle a épousé Claus van Amsberg en 1966, car il était d’origine allemande et, surtout, avait appartenu à la Hitlerjugend, l’organisation de jeunesse du parti nazi.
Après ce discours, le gouvernement néerlandais a accordé la première subvention d’État pour soutenir la Stichting Werkgroep Herkenning. Plusieurs associations de résistants ou d’autres victimes de la Seconde Guerre mondiale s’y sont opposées, mais leur opposition n’a pas été suivie : la subvention n’a pas été annulée, mais prolongée de plusieurs années.
L’opposition des Néerlandais a été plus forte encore lorsque le prince Willem-Alexander a voulu épouser Máxima Zorreguieta.
Ils se sont rencontrés et ont commencé à se fréquenter en 1999. Deux ans plus tard, la famille royale a annoncé les fiançailles de l’héritier du trône. Cette nouvelle n’a pas été accueillie favorablement par tout le monde dans le pays car la fiancée du prince était la fille d’un ancien fonctionnaire argentin à la réputation très douteuse.
« Peuple des Pays-Bas !
Ces jours-ci, je me souviens souvent des paroles d’Hamlet à son meilleur ami : “Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, qu’on ne peut en rêver dans ta philosophie”. Shakespeare n’aurait pas pu mieux exprimer mes pensées actuelles. Je suis perplexe, car j’ai une fille qui n’avait que cinq ans lorsque je suis devenu vice-ministre de l’agriculture en 1976. Un quart de siècle plus tard, elle est tombée amoureuse de votre prince héritier, et maintenant je suis censé me justifier auprès de vous… »
Tel est le début de la lettre que Jorge Zorreguieta a envoyée en janvier 2001 au NRC Handelsblad, l’un des journaux les plus diffusés aux Pays-Bas. Il poursuit en expliquant que l’Argentine a toujours été un pays de fous et que, même s’il a servi sous un régime brutal, il n’a jamais fait de politique et a toujours travaillé pour protéger les intérêts des agronomes argentins. En bref, il passait son temps à marquer des taureaux reproducteurs, voilà tout.
À l’époque, il n’y avait probablement pas une seule personne aux Pays-Bas qui ne connaissait pas les ragots scandaleux qui se racontaient : le père de la future épouse du prince d’Orange était accusé de persécution d’opposants politiques et de crimes contre l’humanité dans son Argentine natale.
Michiel Baud, professeur et directeur du Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine de l’université d’Amsterdam, a été chargé par le gouvernement néerlandais, en septembre-décembre 2000, de mener une enquête spéciale (et secrète) afin de de répondre à la question suivante : Jorge Zorreguieta avait-il un lien quelconque avec les disparitions massives, les actes de torture et autres violences perpétrés pendant la « guerre sale » d’Argentine, à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ?
En mars 1976, la junte militaire dirigée par le commandant en chef de l’armée Jorge Rafael Videla a pris le pouvoir par un coup d’État. Le ministre de l’Economie de l’époque, le supérieur direct du père de Máxima, a joué un rôle important. Jorge Zorreguieta était alors vice-secrétaire pour l’Agriculture, et de mars 1979 à mars 1981, il fut ministre de l’Agriculture et de l’Elevage.
Les groupes de défense des droits de l’homme estiment que 15 000 à 30 000 Argentins ont disparu sous Videla. Certaines personnes ont été arrêtées illégalement et jetées dans des prisons où sévissaient la torture et le viol. D’autres ont été enlevées, droguées puis jetées en avion dans l’océan Atlantique. Le sort de nombreuses victimes de la junte militaire en Argentine reste inconnu.
Dans son rapport publié en janvier 2001, le professeur Baud écrit que le futur membre de la famille royale néerlandaise « a occupé pendant cinq ans un poste politique de haut rang, s’est engagé activement et passionnément en faveur d’un régime qui a été condamné dans son pays et à l’étranger pour avoir aboli les droits démocratiques fondamentaux et massivement violé les droits de l’homme. Il est pratiquement impossible que Zorreguieta ait personnellement pris part à des répressions ou à des violations des droits de l’homme pendant qu’il était au pouvoir. En revanche, il est inconcevable qu’il n’ait pas eu connaissance des pratiques répressives et du non-respect des droits de l’homme. »
« Sur la base des catégories utilisées aux Pays-Bas après la Seconde Guerre mondiale pour évaluer la culpabilité morale des individus, le fait d’occuper un poste élevé au sein de la dictature militaire argentine… aurait dû être considéré comme “incorrect” », a déclaré le professeur Baud dans le rapport, reconnaissant ainsi l’indignation d’une partie de la population aux Pays-Bas. « L’opposition néerlandaise correct-incorrect est le résultat de circonstances historiques concrètes où des cas de soutien actif et de coopération avec l’ennemi ont conduit à des condamnations pour des raisons morales/légales. » Cependant, ces condamnations « n’ont pas toujours été appliquées avec efficacité et cohérence. »
On se serait attendu à ce que le rapport mette les points sur les i : le père de Máxima n’avait aucun lien direct avec la politique de terreur d’État, il n’y avait donc rien à lui reprocher. Mais peu après, deux journalistes d’investigation argentins ont publié une biographie du dictateur Videl, basée sur des centaines de témoignages et de documents, dans laquelle ils affirmaient que Jorge Zorreguieta était l’un des coordinateurs du coup d’État en Argentine. Plus tard, en tant que ministre civil, il n’avait peut-être pas connu les noms des personnes spécifiques qui étaient visées par la junte, mais il savait certainement ce qui se passait. Il le savait mais n’a rien dit, et, dans ce cas précis, le silence peut être considéré comme un crime contre l’humanité.
En 2001, la famille de l’une des victimes du régime Videla a intenté un procès contre Jorge Zorreguieta. Elle a été déboutée parce que le tribunal néerlandais qui avait été saisi n’avait pas la compétence pour entendre l’affaire.
À la lumière de toutes ces vicissitudes activement débattues dans la presse, la société néerlandaise s’est scindée en deux camps. On aurait pu supposer que les citoyens « corrects » seraient contre le mariage du prince héritier Willem-Alexander et de la fille de Zorreguieta et que les « incorrects » le soutiendraient. Mais les avis étaient en fait très divergents, comme cet exemple, une lettre adressée au comité de rédaction du journal Algemeen Dagblad :
« Le père de la princesse Máxima n’a peut-être rien fait de mal, mais il a commis l’erreur d’être membre d’un gouvernement “incorrect” qui a agi de manière incorrecte. Ne devrait-elle pas, en tant que fille d’un père “incorrect”, comme moi et tant d’autres enfants de parents “incorrects”, porter également ce fardeau ? Pourrait-elle plus tard devenir reine des Pays-Bas, compte tenu de la déclaration de la reine Wilhelmina ? Si le prince Willem-Alexander (…) veut toujours épouser cette jeune femme (…) alors il doit également porter ce fardeau et abdiquer afin d’honorer son arrière-grand-mère… »
La mise en œuvre de la solution proposée dans la lettre était réaliste, car certains parlementaires étaient opposés au mariage de Willem-Alexander et de Máxima, et ils avaient une influence sur la question. Un prince héritier ne peut pas se marier sans l’autorisation des États généraux des Pays-Bas. Plus précisément, il le peut, mais il perd alors immédiatement son droit au trône.
Le choix de l’épouse du prince d’Orange a failli déclencher une crise politique. Finalement, le Premier ministre Wim Kok et le ministre d’État Max van der Stoel ont servi d’intermédiaires dans les négociations entre le Parlement et la famille royale. Les parties ont convenu que le père de Máxima ne serait pas invité au mariage, et le 4 juillet 2001, l’Assemblée des États généraux a adopté une loi autorisant Willem-Alexander et Máxima à se marier.
Ils se sont mariés sept mois plus tard et en 2013, après l’abdication de la reine Beatrix, ils sont devenus le roi et la reine consorts des Pays-Bas.
Leur histoire a une fin heureuse. Mais a-t-elle permis à la société néerlandaise de se rapprocher d’une réconciliation interne ? Qui sait ? Ce que nous savons, c’est que l’intronisation de Willem-Alexander, tout comme son mariage, a eu lieu à la Nieuwe Kerk sans que son indésirable beau-père argentin soit présent. Dans deux ans et demi, nous verrons si cet épisode aura fait avancer la réconciliation. Le 1er janvier 2025, les Archives nationales ouvriront l’accès à quelque 300 000 dossiers issus des Archives centrales de la juridiction spéciale concernant les personnes qui ont coopéré ou ont été soupçonnées de coopérer avec les nazis.
La fin de la naïveté
« Puissiez-vous ne pas vivre à une époque de changements. »
Internet considère que cette phrase a été prononcée par Confucius, le grand sage chinois ayant vécu du VIe au Ve siècle avant J.-C. Je n’en suis pas si sûre. A mon avis, cela pourrait être une erreur dans la mesure où personne ne cite la source originale de cette citation. Mais pour le moment, je ne vais pas me préoccuper de son authenticité.
L’un de mes professeurs de la faculté d’Histoire de l’université Chevtchenko aimait terminer ses cours sur l’Histoire de l’Extrême-Orient par cette citation. Au fil des années, il l’a répétée à maintes reprises. C’est donc sans surprise que plusieurs générations d’étudiants associent cette citation à lui.
Je me souviens avoir réfléchi à la signification de ces mots en 2008, quand j’étais une jeune étudiante de 18 ans inscrite en deuxième année. « Nous vivons une époque tellement ennuyeuse ! » : voilà comment je me plaignais de moi-même et de mes camarades de classe. « Guerres, révolutions, famines : les événements les plus terribles, mais en même temps les plus intéressants, qui ont entraîné des bouleversements dans la vie des Ukrainiens, appartiennent au passé. Nous avons tout raté ! Nous avons même manqué le moment de l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine. »
Dès le premier jour d’école, j’avais entendu dire que l’Histoire ne permettait pas de faire des hypothèses. Pourtant j’étais convaincue que si j’étais née à une autre époque et dans un autre lieu, je ne serais pas restée sans rien faire : j’aurais certainement participé à des événements, des manifestations, comme celles des étudiants en octobre 1990, la « Révolution de granit ».
Quatorze ans plus tard, alors que je me cachais pour échapper aux soldats russes dans un abri anti-bombes improvisé, que je serrais dans mes bras mon neveu terrifié, cette conversation avec moi-même a pris une autre tournure : « Tu voulais être happée par le tourbillon des événements ? Vivre dans une ère de changement ? Voilà, tu as ce que tu veux maintenant… » Déçue par ma propre impuissance et par mon inaction, je me suis fait des reproches : « Donc, alors, pourquoi tu restes là ? Qu’est-ce que tu attends ? Sors immédiatement de cette cave, en avant ! Sinon, tu vas encore passer à côté des événements sans avoir rien fait de décisif… Tu es une révolutionnaire complétement nulle ! »
La guerre à grande échelle que la Russie a lancée contre l’Ukraine le 24 février 2022 a révélé la vraie nature des gens. Les 34 jours que j’ai passés sous occupation dans un village de la région de Kyiv m’ont permis de voir cette guerre sous un autre angle. Et ce que j’ai vu m’a finalement permis de me débarrasser de ma naïveté et de celle des gens qui m’entourent.
Maintenant que les œillères ont été ôtées de mes yeux, le monde est devenu noir et blanc, les gens sont soit « corrects » soit « incorrects ».
« Les bons ennemis n’existent pas », a prévenu ma mère, dans une vaine tentative de ramener ma voisine à la raison. Ma mère a dit cela après que Lesia, pour la première et dernière fois pendant l’occupation, lui a tendu un pot de six litres de pommes de terre et lui a demandé de les cuire sur notre cuisinière à gaz. Le lendemain, elle attendait la visite de cinq « bons gars ».
Ma mère n’a pas eu besoin de me mettre en garde. Dès le premier jour, ou plutôt dès la première voiture abattue, je n’ai eu aucune illusion sur les « gars qui se sont perdus » qui « croyaient qu’ils allaient participer à des exercices militaires et ont fini par faire la guerre ». Les soldats russes sont venus ici pour nous tuer, nous torturer, nous violer et nous voler. Ils commettent ces crimes sciemment, délibérément, de sang-froid. Parce que c’est la seule méthode qu’ils connaissent pour « ramener l’ordre ».
Mais j’ai également compris que je n’étais pas capable de résister ouvertement et activement. Malheureusement, je n’ai ni le courage ni la force de caractère des étudiants qui ont fait une grève de la faim en octobre 1990 sur la place de la Révolution d’Octobre à Kyiv, pour protester contre la signature d’un nouveau traité d’union avec le régime d’occupation. Quant aux habitants de Kherson, Nova Kakhovka, Enerhodar, Melitopol et Slavoutytch, qui brandissent des drapeaux ukrainiens pour protester contre les envahisseurs russes, on peut dire qu’ils en ont du courage, celui de résister à l’occupation. Alors que moi, je n’ai fait qu’attendre que mon village soit libéré par l’armée ukrainienne.
Le 2 avril, lorsque nos soldats ont repoussé les occupants jusqu’à la frontière biélorusse et sont entrés dans mon village, j’ai eu une autre révélation bien que, pour dire la vérité, il fallait s’y attendre. J’ai remarqué que Lesia ne se précipitait pas pour offrir du thé chaud aux soldats ukrainiens. Elle n’est même pas sortie de sa maison pour les accueillir. C’est là que j’ai compris que ce qui nous séparait était bien plus qu’une barrière en bois de deux mètres entre nos jardins. Moi, j’étais impatiente que l’armée ukrainienne nous libère. Elle, en revanche, était probablement dépitée, car cette fois les « gars » étaient partis pour de bon (du moins c’est ce que j’espère).
« Pourquoi te soucies-tu tant de cette femme et de son thé ? », m’a demandé mon ami Artem après avoir entendu mon histoire. Dès les premiers jours de la guerre, il était allé au front et avait combattu dans la région de Kyiv. « Maritchka, beaucoup d’Ukrainiens ont posé des balises sur nos infrastructures pour qu’elles soient ciblées par l’ennemi, ou ont donné l’emplacement de nos équipements militaires. C’est ceux-là qui devraient t’inquiéter le plus… »
A ce moment-là, je n’avais pas de réponse à lui apporter, mais maintenant j’en ai une. Je pense que cette histoire compte tant pour moi car je crois que, dans l’Ukraine libérée, il ne doit pas y avoir de place pour les traîtres : ni pour les collaborateurs les plus évidents, ceux mentionnés par Artem, ni pour ceux qui ont été plus discrets.
Il ne doit pas y avoir de place pour Viktor Medvedtchouk[5] ou Illia Kyva[6]. Pas de place non plus pour Anatoly Chariy[7]. Ni pour Petro Tolotchko, le « célèbre historien ukrainien » de l’Académie des sciences d’Ukraine qui a pris la tête du parti pro-Poutine en 2005, ne reconnaît pas l’Holodomor en tant que génocide, et participe volontiers à des événements en compagnie du président russe et du patriarche de Moscou. Pas de place non plus pour ceux qui, il y a huit ans, ont rompu leur serment militaire en Crimée et dans le Donbas. Ni pour ceux qui l’ont fait plus récemment. Ni pour Serhiï Khortiv, le maire de Roubijné. Ni pour Anatoliï Fomitchevsky et Youri Kozlov, députés au conseil municipal d’Izioum. Ni pour une famille de Babyntsi, dans le district de Boutcha, un mari et une femme qui ont donné aux envahisseurs russes un logement, de la nourriture et des indications sur les routes locales.
Ni pour ma voisine Lesia. Parce que les bons ennemis n’existent pas, pas plus que les traîtres innocents.
Il est essentiel que nous disposions d’une solution stricte et bien pensée pour punir les collaborateurs. Car comme le montre l’expérience des Pays-Bas après la libération, tenter de réintégrer les citoyens « incorrects » peut avoir des conséquences durables et parfois inattendues.
Cela dit, je continuerai à défendre ma position : les Ukrainiens doivent être prêts non seulement à repousser les occupants russes, mais aussi à affronter leurs propres compatriotes qui, sciemment ou non, désirent l’occupation. Nous ne pouvons plus faire comme s’ils n’existaient pas. Nous l’avons fait pendant 30 ans, en espérant naïvement que cela ne nous porterait pas trop préjudice. Mais la réalité nous a montré tout le contraire.
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Autres histoires illustrées par Kateryna Sova
[1] Tous les dialogues rapportés en italiques sont dits en russe par les personnages (NDT).
[2] Le « Ruban de Saint-Georges » (orange et noir) est l’un des symboles les plus fréquents de la Russie poutinienne (NDT).
[3] Titre d’un best-seller de conseils santé écrit par Ouliana Souproun, médecin et ancienne ministre de la Santé d’Ukraine entre 2016 et 2019 (NDT).
[4] Abréviation de Okremi raiony Donetskoi ta Luhanskoi oblastei (Districts séparés des régions de Donetsk et Luhansk) (NDT).
[5] Oligarque ukrainien proche de Poutine.
[6] Député pro-russe de la Rada jusqu’en mars 2022, date à laquelle il est démis de ses fonctions pour haute trahison.
[7] Blogger pro-russe.